Au fond du jardin, mes parents ont planté cet arbre entre les immenses platanes et ce grand noyer, petit mais droit, solide et résistant. En souvenir de mon grand frère, une trace de son passage dans leur cœur. J’aimais m’y recueillir plus jeune, à cet endroit, je tournais autour, me racontais des histoires… En fait j’y ressentais la paix… Le lendemain de mon mariage j’ai été déposé sous cet arbre mon bouquet, je lui dédiais ces fleurs symbole de mon grand bonheur et je me rappelle lui avoir murmuré avec tendresse que c’était grâce à lui que je pouvais vivre ces moments. Je promis encore une fois, de profiter et croquer la vie, pour deux !!
Et pourtant… cette épée de Damoclès ne me laissa jamais tranquille, une étrange sensation d’en devoir une à la mort. De me tenir à carreau pour éviter que la faucheuse se rappelle que je suis en sursis et que surtout on a échangé une vie pour une autre. Le fruit d’un hasard, un bébé de remplacement…
Je pense à cette fatalité mais aussi à cette pudeur de ne pas avoir posé certaines questions. Est-ce que j’avais hérité de sa chambre, est ce que je portais ses vêtements?
Ma mère m’a souvent dit qu’elle ne me voulait pas, et qu’elle avait eu beaucoup de mal à m’investir, longtemps. Je ne peux que la comprendre, d’autant plus que je suis maman à présent et que cet amour maternel se multiplie et ne s’interchange pas, ne se remplace pas.
Elle avait peur que « l’on » vienne me chercher si elle commençait à m’aimer. Elle rajoute avoir été soulagée que je sois laide le jour de ma naissance afin que les esprits se détournent de moi et me gardent en vie. Avant de devenir maman, je trouvais ses mots durs, même si j’y étais sensible, et que je percevais leur sens. Aujourd’hui je les ressens au plus profond de mes entrailles. Je sais aussi qu’elle m’a confié ces mots pour ne pas me trahir en quelque sorte, pour s’excuser aussi que ma venue n’ait pas atténué sa peine. Des confidences faites par amour, je le sais.
Elle a rencontré ma fille a 3 semaines, l’âge qu’avait mon frère lorsqu’il a rejoint les étoiles. Elle m’a beaucoup parlé à ce moment là, et révélé des choses que je ne savais pas. Je respectais son rythme je ne l’ai jamais brusquée, toujours protégée en fait. J’ai fait peu de vagues et d’histoires, enfant, pour me faire aimer d’elle. Il avait droit à l’amour inconditionnel, moi il fallait que je prouve que j’en valais la peine, même si ce n’est qu’une perception.
Elle m’a expliqué « qu’ils » lui avaient enlevé sans prévenir, sans qu’elle puisse lui dire au revoir, sa santé demandait des soins importants dans un autre établissement, il était très malade. Elle dit qu’il était magnifique, beau et doux. Elle courrait dans les couloirs de l’hôpital en chantant sa joie d’être enfin maman. Aucun médecin n’a jamais mentionné la trisomie, ni son état critique, c’est ma grand-mère qui lui annonça lorsqu’il était déjà parti. Elle a eu très peu de soutien. Elle me raconte avec encore grande émotion que dans notre petite ville de campagne, son entourage changeait de trottoir et détournait le regard pour ne pas avoir à l’affronter, ne sachant pas quoi dire. Quelle souffrance, quelle solitude…
Lorsque je suis tombée enceinte, je paniquais, j’étais terrorisée, je croyais que le moment était venu pour moi de payer ma dette. J’y pensais sans cesse, et lors du premier rendez vous médical, le ventre noué, la gorge sèche, on vérifia mes antécédents. On cocha des cases sur des formulaires soi disant anodins. Ça y est j’étais étiquetée: à risque. J’ai entendu tant d’aberrations, tant de pronostics posés à la va vite entre deux salles d’attente aseptisées : Translocation du gène, risque accru, amniocentèse fortement conseillée malgré un prénatest qui écartait tout soupçons.
Tant que je n’assumais pas que cela pouvait arriver j’étais dans le flou et spectatrice de ce ventre qui grossissait. Et puis on a réfléchi…Et, si on prenait la chance de mener cette grossesse à terme quoi qu’il arrive? Parce qu’après tout devenir parent c’est prendre un risque, dans tous les sens du terme. On ne réalise pas toujours, mais toute grossesse est un risque. Je ne voulais pas d’une amniocentèse qui pronostique en général 1/100 de perdre le fœtus alors que mon prénatest indiquait lui 1/17 000. Mon calcul était vite fait. Et bon sang mon bébé c’était pas une probabilité, elle grandissait en confiance dans mon ventre!! Je me suis donc opposée à la généticienne et au corps médical tout entier, malgré leur insistance mais surtout la déresponsabilisation de leur rôle face à ma décision. J’ai fait front avec toute ma force et ma détermination, ma sensibilité et ma frayeur. Je passais pour une joueuse inconsciente, c’était risqué. Ma confiance en la vie les a aigris. J’étais seule, incomprise et surtout aucunement soutenue et suivie. Ils disaient qu’il fallait le faire!! J’ai tout plaqué, décidé d’accepter ce que la vie me réservait, quel qu’en soi le cadeau. Un lâché prise tellement lourd, et difficile. Renoncer pour accepter, tout un programme!! Mon amoureux à mes côtés m’a dit qu’on garderait cet enfant, je n’ai jamais mentionné mes inquiétudes à ma mère, je ne voulais pas la blesser, cette pudeur a perduré.
Tout au long de ma grossesse j’ai parlé à mon frère et à mon bébé. Je me suis toujours dit qu’il veillait sur moi. Ma mère m’a conté qu’un soir en regardant les étoiles, enceinte de moi, elle avait pris mon frère pour la lune et durant cette nuit j’ai voulu naître. Ces deux grossesses amalgamées, nos deux histoire imbriquées et ces zones d’ombres qui demeurent, que je respecte tant. Je ne sais pas si je veux savoir, ce silence est un lien précieux qui danse autour de nous.
Elle avait juste 28 ans, aucun tests n’était fait il y a 35 ans. Aucune structure pour l’accueillir, déposer sa peine, sa colère et l’injustice de devoir assumer un tel malheur. Uniquement le silence et l’oubli. « Faites un autre enfant » disaient les médecins, à l’époque toutes les femmes en perdaient au moins un, ce n’était pas si grave. Elle m’a dit avoir eu si mal pendant l’accouchement qu’elle se souvient avoir demandé qu’on lui sorte de son ventre mort ou vif, elle s’est sentie profondément coupable d’avoir osé formuler l’impossible. Elle est toujours restée très discrète, un brin mystérieuse et silencieuse face à ce deuil. Pourtant sa nature est plutôt expressive en général.
Lorsque je n’accouchais toujours pas à 42 SA , elle était persuadée, sans jamais me le mentionner, que je portais une trisomique. Elle m’a confié après sa naissance qu’elle la pensait trop faible pour arriver à sortir seule, ma petite guerrière, que je savais pleine de vigueur pourtant. J’imagine les réminiscences qui ont du s’emparer d’elle, la crainte d’un copié-collé, son chagrin ravivé.
Ma nounou était très cabossée à sa naissance à cause de cet accouchement qui n’en finissait pas, le nez aplati et les yeux très bridés : elle avait certains traits en commun. J’ai eu si peur, de la regarder en face, de l’aimer instantanément. Ma tête n’osait pas lâcher prise et se réjouir, c’était une rencontre avec retenue alors que mon corps lui l’aurait dévoré d’amour au moment où je l’ai frôlée.
Le lendemain il a fallu attendre midi pour que le docteur, avec son accent russe haché, que je n’osais pas regarder en face, dise à haute et intelligible voix en auscultant ma fille sous toute ses coutures : « il est parfait ce bébé, en pleine santé !!! ». Je l’ai alors serrée fort contre ma chair, j’aurais crié au monde entier que plus rien ne pouvait nous résister à présent. J’ai laissé mes yeux se perdre dans les siens et tout lui raconter, mon amour inconditionnel et la longue vie qu’on aurait ensemble. Que je l’aimais, je la désirais, qu’elle était sublime, plus extraordinaire que dans mes rêves les plus parfaits. Elle allait vivre !!
Lorsqu’elle a eu 6 mois, j’ai décidé de faire un caryotype, pour vérifier que la nature avait fait « un accident génétique » comme le nomme les scientifiques sans cœur. Je voulais être sûre que je ne portais pas ce gêne malheureux, ce fardeau qui pourrait laisser des traces indélébiles à la génération de ma fille. Je voulais conjurer le sort, annuler le destin.
Après plusieurs mois d’attente, un jour où je n’y pensais plus du tout, j’étais déjà en paix après ce long processus, je crois. On m’annonça que j’avais autant de chance qu’une autre femme de mon âge d’avoir un enfant trisomique 21 lors d’une prochaine grossesse.
La plupart des familles ni pensent pas, ces test sont des formalités bâclées, mais moi je sais que la statistique c’était mon frère, que notre histoire était cette probabilité incertaine. Il s’appelait Corentin : prénom magnifique qui signifie « ami ». Aujourd’hui, je souligne sa naissance, il aurait eu 34 ans.
Chloé Boehme,
B. Ps., Conseillère périnatale